CHAPITRE VIII
Les souffrances d’un peuple
J’en savais assez sur cette période de l’histoire pour me rendre compte que l’on ne menait pas ce genre d’affaire au cœur de la nuit, surtout en pleine tempête de neige, mais Meir avait écrit un billet éloquent expliquant au bailli et au capitaine de la garde que je devais voir Fluria sans délai. Il avait également rédigé une lettre pour son épouse, la suppliant de me parler et de me faire confiance.
La pente était raide pour parvenir au château, mais, à ma grande déception, Malchiah se contenta de me dire que je m’acquittais magnifiquement de ma mission, sans me donner ni conseil ni information supplémentaire. Quand j’arrivai enfin dans les appartements de Fluria, au château, j’étais gelé et épuisé. La chambre elle-même, tout en haut de la plus grande tour, était digne d’un palais, et, même si Fluria ne goûtait guère les tapisseries remplies de personnages, les murs de pierre et le sol en étaient couverts.
De nombreuses chandelles brûlaient sur de hauts candélabres en fer forgé à cinq ou six branches qui joignaient leur lumière à celle d’un feu flambant. La cheminée voûtée faisait face à un immense lit drapé de tentures retenues par des cordelettes rouges, qui se dressait dans la pénombre. Fluria n’avait droit qu’à cette pièce. Elle disposait de sièges sculptés, un luxe certainement, de part et d’autre d’une écritoire.
Fluria s’assit et me fit signe de prendre place en face d’elle. Il faisait chaud, presque trop, et je mis mes souliers à sécher auprès du feu. Elle me proposa du vin chaud épicé, comme elle l’avait fait plus tôt pour le bailli ; mais j’ignorais si je serais capable de supporter l’alcool et, en vérité, je n’en avais pas envie.
Elle lut la lettre que lui avait écrite Meir en hébreu pour la prier de se confier à moi sans crainte. Elle replia vivement le parchemin raide et le glissa sous un livre relié de cuir, bien plus petit que ceux de sa maison.
Elle portait la même guimpe, qui couvrait entièrement ses cheveux, mais elle avait ôté sa tunique de soie, et elle était vêtue d’une épaisse cotte de laine et de son manteau bordé de fourrure. Un voile retenu par un bandeau d’or retombait sur ses épaules. Elle me rappela de nouveau une personne que j’avais connue autrefois, mais, cette fois encore, je ne pus me pencher davantage sur cette ressemblance.
— Ce que je vous dirai sera-t-il en parfaite confidence, comme me le garantit mon mari dans sa lettre ?
— Oui, absolument. Je ne suis pas prêtre mais seulement frère. Cependant, je garderai le secret comme le ferait tout prêtre en confession. Croyez bien que je ne suis là que pour vous aider. Considérez-moi comme la réponse à une prière.
— C’est ainsi qu’il vous décrit, répondit-elle pensivement. Je suis donc heureuse de vous recevoir. Savez-vous ce que notre peuple a souffert en Angleterre durant ces dernières années ?
— Je viens de loin, mais oui, un peu.
Elle avait manifestement moins de mal à parler que Meir. Elle réfléchit, puis poursuivit :
— Quand j’avais huit ans, tous les juifs de Londres furent menés à la Tour pour leur protection, en raison d’émeutes au moment du mariage du roi à Aliénor d’Aquitaine. J’étais à Paris, à l’époque, mais je l’appris… J’avais dix ans, c’était shabbat, tous les juifs de Londres étaient à la prière, et des centaines d’exemplaires du Talmud, furent saisis et brûlés en place publique. Bien sûr, tous nos livres ne furent pas confisqués : ils n’avaient pris que ce qu’ils voyaient… J’avais quatorze ans, et nous habitions à Oxford, mon père, Eli et moi, quand les étudiants se soulevèrent et pillèrent nos maisons au prétexte de l’argent qu’ils nous devaient pour leurs livres. Si nul ne nous avait prévenus, d’autres précieux livres auraient été perdus, et pourtant les étudiants d’Oxford continuent de nous emprunter et de louer des logis dans les maisons qui nous appartiennent… J’avais vingt et un ans quand il fut interdit aux juifs d’Angleterre de manger de la viande durant le carême et toute autre période où elle était proscrite aux chrétiens. Les lois et les persécutions qui en découlent sont, à la vérité, trop nombreuses pour que je vous les énumère. Et à Lincoln, il y a seulement deux ans, s’est produite la plus affreuse des tragédies.
— Le petit saint Hugh. J’en ai entendu parler dans la foule.
— J’espère que vous savez que ce dont nous avons été accusés est un pur mensonge. Imaginer que nous puissions enlever cet enfant chrétien, le couronner d’épines, lui percer de clous les mains et les pieds, et nous moquer de cette image du Christ… Imaginer que des juifs soient venus de toute l’Angleterre pour prendre part à un rituel aussi abominable… Si un malheureux membre de notre peuple n’avait été torturé et forcé de donner des noms, cette folie ne serait peut-être pas allée aussi loin. Le roi est venu à Lincoln et a condamné le pauvre Copin, qui avait avoué ces crimes innommables, à être pendu après avoir été traîné de par la ville par un cheval. Des juifs furent conduits à Londres, jetés en prison, et comparurent devant le tribunal. Ils moururent. Tout cela à cause de l’histoire, forgée de toutes pièces, d’un enfant supplicié qui repose désormais dans une chapelle peut-être plus glorieuse que celle du petit saint William, qui avait eu l’honneur d’une même invention des années plus tôt. Toute l’Angleterre s’est soulevée contre nous à cause du petit saint Hugh. Les gens du peuple ont composé des chansons en son honneur.
— N’y a-t-il aucun lieu au monde où vous soyez à l’abri ?
— Je me pose la même question. J’étais à Paris avec mon père quand Meir m’a demandée en mariage. Norwich a toujours été une bonne ville, notre communauté y a survécu à l’affaire de saint William, et Meir avait hérité une fortune de son oncle ici.
— Je sais.
— A Paris, nos livres sacrés furent également saisis. Et ceux qui échappèrent aux flammes furent donnés aux franciscains et aux dominicains.
Elle se tut et regarda mon froc.
— Poursuivez, je vous prie. Ne pensez pas que je puisse être le moins du monde contre vous. Je sais que des hommes de ces deux ordres ont étudié le Talmud, ajoutai-je, regrettant de ne pas avoir plus de souvenirs.
— Vous savez que le grand souverain de France, le roi Louis, nous déteste et nous persécute, et qu’il a confisqué nos biens pour financer sa croisade.
— Oui, je le sais. Les croisades ont coûté aux juifs ville après ville et terre après terre.
— Mais, à Paris, nos érudits, y compris ceux de ma famille, ont combattu pour le Talmud lorsqu’il nous a été pris. Ils ont fait appel au pape lui-même, qui a accepté que le Talmud soit jugé en procès. Notre histoire n’est pas faite que de persécutions. Nous avons nos érudits. Nous avons nos périodes fastes. Au moins, à Paris, nos enseignants ont éloquemment parlé en faveur de nos livres sacrés et exposé que le Talmud n’était pas une menace pour les chrétiens qui pouvaient se lier avec nous. Mais le procès a été mené en vain. Comment nos érudits peuvent-ils étudier si leurs livres sont saisis ? Pourtant, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui, à Paris comme à Oxford, veulent apprendre l’hébreu. Vos frères le veulent. Mon père a toujours enseigné à des étudiants chrétiens…
Elle s’interrompit. Quelque chose l’avait affectée. Elle porta une main à son front et se mit à pleurer.
— Fluria, dis-je en me retenant de poser sur son bras une main qu’elle aurait, sans doute, trouvée indécente, je suis au courant de ces procès et de ces malheurs. Je sais que l’usure a été interdite à Paris par le roi Louis et qu’il a chassé ceux qui ne se pliaient pas aux lois. Je sais pourquoi votre peuple s’est résolu à cette pratique et que cela est accepté en Angleterre, à présent, parce qu’on vous considère comme utiles par vos prêts aux barons et à l’Eglise. Vous n’avez nul besoin de plaider votre cause devant moi. Mais dites-moi plutôt comment faire aujourd’hui pour sortir de cette situation tragique.
Elle cessa de pleurer et prit dans sa manche un mouchoir de soie dont elle se tamponna les yeux.
— Pardonnez-moi de m’être laissé aller. Nous ne sommes nulle part à l’abri. Paris n’est pas différent, malgré tous ceux qui y étudient notre langue antique. C’est peut-être un lieu plus facile à vivre à certains égards, mais Norwich semblait paisible, du moins pour Meir.
— Il m’a parlé d’une personne, à Paris, qui serait susceptible de vous aider. Selon lui, vous seule pouvez décider de faire appel à elle. Et je dois vous l’avouer, Fluria : je sais que votre fille Lea est morte. (Elle fondit en larmes et se détourna, se couvrant le visage de son mouchoir. J’attendis, dans le crépitement du feu, qu’elle se ressaisisse, puis :) Il y a des années de cela, j’ai perdu mon frère et ma sœur. Pourtant, je ne saurais imaginer la peine d’une mère qui a perdu un enfant.
— Frère Toby, vous n’en connaissez pas la moitié. (Elle se retourna vers moi en serrant le mouchoir entre ses doigts et en ouvrant de grands yeux pleins de chagrin.) J’ai perdu deux enfants. Et quant à l’homme de Paris, il traverserait la mer pour venir me défendre. Mais j’ignore ce qu’il ferait s’il apprenait que Lea est morte.
— Ne puis-je vous aider à prendre cette décision ? Si vous désirez que j’aille à Paris trouver cet homme, je le ferai. Ne doutez pas de moi. Je suis un moine errant, mais je crois fermement être ici par la volonté de Dieu. (Elle resta pensive, ce qui était légitime : pourquoi m’aurait-elle fait confiance ?) Vous me dites avoir perdu deux enfants. Racontez-moi ce qui s’est passé. Et parlez-moi de cet homme.
— Très bien. Je vais tout vous conter, et peut-être parviendrons-nous à une décision.